LONGCOURS Magazine
Numéro Six – HIVER 2012
Texte de Laetitia Merli
Anthropologue spécialiste du chamanisme en Asie du Nord et des thérapies psycho-corporelles. Réalisatrice de documentaires. Prépare actuellement un film documentaire/étude ethnologique sur le chamanisme en France.
Une figure exotique.
Les voyageurs ont de tout temps rapporté dans leurs bagages des récits de leur rencontre avec « l’autre et l’ailleurs ». Parmi ces rencontres, une figure s’est dessinée, construite au fils du temps et des imaginaires ; personnage sauvage et mystérieux : le chaman. Selon les disciplines et les époques, le chamanisme a été modelé et transformé dans les perceptions occidentales. Perçu comme une sorte de « religion diabolique » à la fin du XVIIème siècle, le chamanisme a connu diverses interprétations jusqu’à nos jours, où la dernière tendance serait plutôt à l’expérience mystique et au développement personnel. Les neurosciences s’y intéressent de près et font de la transe chamanique un outil incontournable des nouvelles études sur le cerveau. La figure du chaman n’incarne plus, désormais, la marginalité et la folie, mais au contraire la sagesse et la connaissance. De la contre-culture des années soixante-dix à la déferlante New Age des années 1990-2000, le chamanisme s’est popularisé voire installé de façon durable dans nos mythes occidentaux post-industriels. Il n’est plus envisagé comme un système de représentations et de croyances indigènes à étudier (ethnologues) ou à combattre (missionnaires, régime soviétique) mais comme un ensemble de pratiques universelles et originelles, adaptées à notre vingt-et-unième siècle. Aujourd’hui, le chamanisme est décomplexé et appréhendé dans la sphère de l’Alternatif en terme de spiritualité, thérapie, mode de vie ou philosophie. De plus, le développement des moyens de transport et de communication, la facilité d’accès de certaines régions jusqu’alors isolées et leur ouverture au tourisme, favorisent les échanges interculturels, permettent aux Occidentaux d’aller sur le « terrain » rencontrer cet « autre » chamanique, mais aussi aux chamanes du monde entier de venir en Occident partager leurs savoirs et enseignements. Globalisation oblige.
Mais qu’est ce que le chamanisme ?
On devrait parler de chamanismes au pluriel tant les pratiques que nous regroupons sous ce terme sont diverses et variées. Le terme même de çaman nous vient des Toungouses de Sibérie orientale propagé dans le reste du monde par les Russes à partir du XVIIème siècle. Le terme « chamane » francisé du russe a été adopté par les Occidentaux et appliqué à des traditions diverses à travers le monde. On a ainsi qualifié de « chamanes » des individus décrits auparavant comme sorciers, guérisseurs, devins ou sages chez les Amérindiens, en Afrique, en Océanie et même en Europe. Les graphies chaman, chamane ou shaman s’utilisent en français bien que seul « chaman » soit dans le dictionnaire, mais on parlera ailleurs de medecine man, de cuanderos et autres.
Les idées chamaniques constituent un ensemble de pratiques, d’actions et de croyances qui répondent à une logique partagée par de nombreuses populations dans le monde. Cette logique implique un rapport particulier de l’homme à son environnement visible et invisible et à d’autres mondes parallèles, une conception de la personne composée de plusieurs âmes (ou énergies) et l’établissement d’un contrat avec les entités de ces autres mondes. Le principe d’alliance entre les différents mondes place le chamane au cœur du système en tant qu’intermédiaire entre les humains et les entités spirituelles de tout ordre. C’est lui qui va intercéder auprès des forces surnaturelles pour apporter chance et prospérité aux humains qui lui en font la demande et qui souhaite se protéger, se guérir, favoriser leur succès à la chasse, faire prospérer leur entreprise… Grâce à son voyage chamanique, le chamane va négocier avec les entités, essayer de les maîtriser pour s’en faire des alliés, dans l’idée d’une harmonie et d’un équilibre entre les humains et les non humains.
Le chamane est le spécialiste de la communication rituelle et volontaire, médiateur symbolique entre le monde des réalités ordinaires et le monde des réalités « autres ». Il est dans l’action : soit il convoque ses esprits auxiliaires, c’est à dire ses esprits alliés dont il s’est rendu maître lors de son initiation, soit son âme part en voyage les rencontrer dans leur propre monde. Les deux manières peuvent coexister. On parle alors d’un double mouvement centripète et centrifuge, caractéristique du chamanisme nord-asiatique. D’une part, dans un mouvement centripète le chamane laisse entrer en lui-même (par les aisselles, par la bouche en baillant ou par la fontanelle) des entités diverses : esprits, ancêtres, esprits animaux, divinités qui vont parler par sa bouche, donner des messages à l’assistance et d’autre part, dans un mouvement centrifuge, une part de sa personne s’étend vers d’autres mondes, dans un espace lointain, où il va se confronter aux entités. Intériorité, extériorité.
La distinction entre l’éventuelle possession du chamane par les esprits ou la possibilité du voyage de son âme pendant la transe fait toujours débat. Mais en général, la possession est perçue comme un état passif au cours duquel un esprit est censé s’emparer du corps d’un adepte considéré comme sa “monture” ou son “épouse”, alors que le chamane se met lui-même en transe pour aller au devant des esprits. Même si les esprits peuvent aussi venir à la rencontre du chamane, celui-ci ne perd jamais le contrôle de la situation. Le chamane joue lui-même du hochet ou du tambour et se met lui-même en transe, alors que le possédé est accompagné par des musiciens et se laisse emporter par les rythmes. On dit alors que le chamane est “musiquant” tandis que le possédé est “musiqué”.
Les techniques de soin sont très disparates d’une société à l’autre, et même d’un chaman à l’autre. Là aussi, intériorité et extériorité marquent deux modes opératoires distincts. Les chamanes amazoniens soignent souvent par succion et crachat et agissent sur l’intérieur du corps en provoquant des expériences de rêve et d’hallucinations par l’ingestion de psychotropes. Les chamans Shipibo du Pérou, par exemple, consomment du tabac et de l’ayahuasca pour purger leur corps, acquérir des capacités de vision et décupler leurs perceptions sensorielles. Les chamans asiatiques, au contraire, dédaignent la consommation de psychotropes et considèrent qu’un vrai chamane doit être doté d’une « racine chamanique » héréditaire. Ses pouvoirs doivent s’extérioriser dans des objets et des gestes manifestant la rencontre avec les esprits. Lors des rituels, toute la force des chants, des costumes qui virevoltent et du tambour qui résonne tendent à restituer cette rencontre directe avec les esprits dans le monde visible, extérieur. L’art du chamane met en place une riche panoplie d’objets et de gestes qui font percevoir visuellement et auditivement à ses patients ce contact direct que le chamane, et lui seul, entretient avec les esprits. Les percussions du tambour produites par le chamane vont lui ouvrir les portes de l’Autre monde dans lequel il va voyager, affronter divers obstacles rencontrés sur son chemin, gravir des montagnes, traverser des rivières… Le rythme du tambour raconte l’histoire qui est en train de se dérouler dans le monde chamanique, il est le reflet sonore des péripéties du chamane. Les percussions vont se faire de plus en plus violentes si la négociation est rude et si les esprits se mettent en colère. Le chamane tape des pieds, bondit, se démène comme un forcené, en hurlant des cris d’animaux, en faisant tournoyer son tambour tout en le frappant de plus en plus fort, dans des espaces souvent réduits et saturés de fumée d’encens sous les yeux d’une audience parfois tremblante d’émotions devant un tel spectacle. Ses accessoires : tambour, costume, coiffe, bottes sont des objets animés de la présence d’esprits. Fabriqués en fourrures, plumes, dents, griffes, bois, végétaux, les attributs du chamane racontent sa singularité et son ambiguïté, toujours à la frontière des mondes, il est le lien entre l’humain et l’animal, entre la sphère domestique et le lointain sauvage. Il fait don de soi pour sa communauté en incarnant les puissances obscures auxquelles les autres humains n’ont pas accès. C’est parce qu’il a été choisi (le plus souvent) par les esprits et initié que le chamane a accès à l’autre monde. Le commun des mortels ne s’y risquerait pas.
Un des thèmes privilégiés du chamanisme est la crise ou maladie initiatique que subit le chaman lors de ses premiers contacts avec les esprits. La « maladie » est une période d’initiation et d’instruction pendant laquelle le futur chamane prend contact avec ses esprits auxiliaires. Quel que soit le type de recrutement, il faudra que l’apprenti chamane soit reconnu par un chamane confirmé pour pouvoir exercer. En Sibérie, si un individu devient chamane par quête volontaire, il ne sera jamais considéré comme un grand chamane. Au contraire en Amérique du Nord, la quête de vision volontaire est le moyen par excellence pour devenir chamane. Chez les Daurs de Mongolie intérieure, par exemple, la crise initiatique est une véritable métamorphose interne du chamane. La maladie physique et mentale peut durer plusieurs années, jusqu’à une crise ultime où le novice se voit lui-même en train de mourir, mangé par les esprits, démembré et forcé d’accepter comme nouvelle âme celle d’un esprit chamane ancêtre. Reconstitué physiquement par les esprits, acceptant sa nouvelle condition et acceptant consciemment les esprits, l’initié se rétablit et peut commencer sa nouvelle existence. Ce thème du démembrement et de la reconstitution du chamane par les esprits est courant en Sibérie et Asie du Nord. Le thème général de la mort et de la résurrection du chamane, qui acceptant de mourir, devient chaman est répandu dans tous les chamanismes. Pour les chamanismes avec prise de plantes psychotropes, la crise ultime et déterminante peut venir d’une vision de sa propre mort, c’est à dire d’une hallucination si réelle que le novice perçoit, ressent et voit comme s’il était dans cette réalité. C’est finalement quand il accepte de mourir qu’il renait à la vie, transformé par l’expérience, sa perception du monde en sera changée pour toujours.
La folie du chamane :
Depuis le début du XIXème siècle, les chamanes sont décrits comme hystériques, à moitié fous et on pensait que leur recrutement se faisait parmi les individus les plus psychologiquement instables. De nombreux chercheurs ont revendiqué que la première expérience du chamane (l’appel) est une maladie dont on attend la guérison. La schizophrénie a souvent été associée à la “folie” chamanique à cause de la similarité des crises où les individus sont victimes de terribles hallucinations : voix, visions colorées et délirantes ou visions d’horreur qui plongent l’individu dans l’effroi. Les psychiatres ont vu là un nouveau sujet d’étude, mais n’ont retenu que la psychologie du chaman hors contexte culturel laissant de côté toute la symbolique des rituels, des offrandes, des enjeux sociaux…
L’initiation est alors considérée comme le processus de guérison et peut être comparé à la notion de “reformulation du labyrinthe” de Wallace (1961), c’est à dire à la réorganisation de sa propre conception du monde. Selon Wallace, le chamane souffre d’une crise d’identité profonde et le processus d’initiation qui lui permet d’accéder à une fonction socialement acceptée, lui évite de sombrer dans un état de totale schizophrénie. D’autres suggèrent que l’initiation du chamane est parallèle à l’expérience thérapeutique en ce sens qu’elle brise les structures rigides de l’ego pour les reconstituer. Ces différents auteurs sont d’accord pour dire que “le chamane est un fou guéri”, sous-entendant qu’il se guérit lui-même dans son apprentissage. Devereux, par contre, pense que le chamane est toujours un malade car il n’a pas accès aux causes profondes de ses conflits. Il est contre l’idée d’une normalité relative qui s’équilibrerait dans un contexte culturel accueillant. D’après lui les conflits internes du chamane sont à l’origine de sa vocation et son initiation n’est en aucun cas une thérapie définitive. Au contraire, la transe et le contact avec le monde des esprits montrent que ses troubles persistent et sont le moyen d’une continuelle auto-thérapie.
Dans la plupart des sociétés chamaniques, pourtant, le chamane apparaît plutôt comme parfaitement intégré au groupe. Il en est même le ciment, l’intermédiaire qui permet de régler les conflits, de réunir la communauté pour les rituels. Il est le gardien des traditions, celui qui connaît les chants et mythes, les généalogies et les ancêtres qui font l’identité culturelle du groupe. De plus, son comportement et ses visions sont totalement acceptés culturellement. S’il était déviant d’un cadre traditionnel, il serait rejeté par sa communauté, qui l’épie et guette ses faux pas. Le choix d’un nouveau chamane est une grande responsabilité, c’est à lui que la communauté confie sa santé et sa prospérité. Le chamane doit faire preuve de force mentale et physique pour sortir indemne de sa crise initiatique et pour supporter les souffrances de l’apprentissage extrêmement sévère (jeûne, abstinence sexuelle, isolement…). Cette fonction n’est pas à la portée de tous. Il lui faut aussi de nombreuses compétences intellectuelles et artistiques pour ses prestations où il met en scène les esprits, les mythes, où il chante, joue du tambour, écoute et conseille ses patients.
Fin psychologue, artiste génial ou schizophrène le chamane est un personnage ambigu. Pour comprendre le phénomène dans son ensemble, on ne peut réduire le chamanisme au chamane et à sa transe. Ce serait oublier que le chamane est au service de sa communauté, qu’il reçoit des patients, soignent des malades, résout des conflits. La séance chamanique est une interaction entre le chamane, son ou ses patients et des entités surnaturelles. Le tout formant un système de communication et d’alliance.
Est-ce que ça marche ? :
Quand on considère la large répartition géographique du chamanisme et son ancienneté dans l’histoire des peuples, on peut se poser la question de l’efficacité de la cure chamanique. Tout en restant objectif, dans l’ensemble, les résultats sont positifs. Les sociétés ne font pas perdurer dans l’histoire et leur développement des processus inutiles. Si le chamanisme est si populaire, si répandu et qu’il s’est perpétué depuis la nuit des temps, c’est qu’il répond à une certaine demande.
Les systèmes de croyances chamaniques proposent des thèses particulières expliquant les maladies et les malheurs, donnant un ordre à l’univers où tout est relié dans un processus de cause à effet. Les incidents de la vie, mêmes minimes ne sont pas considérés comme des épisodes normaux. Ils sont des désordres qu’il faut réparer. C’est cette conception des événements qui rend le chaman indispensable, en tant que réparateur du désordre et maître des forces mystérieuses, culturellement connues et acceptées, responsables des troubles. La transe est auto-orchestrée par le chamane et met en scène un triple niveau d’interprétation : elle est à la fois autodrame pour le chamane qui relate ses aventures dans l’autre-monde ; psychodrame pour son patient en attente de guérison et sociodrame pour l’assemblée qui s’investit émotionnellement dans le récit chamanique qui a pour vocation de soigner et rétablir la santé comprise comme une harmonie entre le monde des hommes et celui de la nature dans une interaction globale.
Claude Lévi-Strauss (1958) compare le chamane au psychanalyste dans le sens où les deux utilisent le double mécanisme du transfert. Ils agissent en médiateurs sur lesquels le malade projette ses conflits, les deux cures visant à provoquer une expérience. Lévi-Strauss prend comme exemple un texte chamanique Cuna récité lors d’un accouchement difficile. Il montre comment le chamane, par son chant effectue un voyage mythique, mais en même temps physiologique, car le mythe se déroule à l’intérieur du corps de la malade, dans son vagin et son utérus, afin de dissoudre les tensions et débloquer la situation. Par ce long chant rythmé, la malade se laisse porter par les paroles qui mettent en scène l’intérieur de son propre corps et lui font se représenter, symboliquement et en images, les troubles qui la font souffrir. Par l’appel au mythe, le chamane va replacer ses douleurs dans un ensemble où tout se tient. L’expérience salvatrice réside dans la réception du mythe social, dans lequel le chamane agit en héros. Il affronte les mauvais esprits à la place du malade. En ce sens il est un médiateur symbolique, qui endosse les souffrances et la maladie et par ses conseils et prédictions, prend la responsabilité des décisions délicates à prendre.
Comme en psychanalyse, le patient, par la médiation de son thérapeute, fait remonter à sa conscience des tensions enfouies, qui une fois à la surface, peuvent se dénouer librement. La formulation des conflits intérieurs sur un plan de communication partagée, aboutit petit à petit, à leur résolution. Le chamane, dans son acting chamanique, met en scène des épisodes de vie ou des stéréotypes de drames et problèmes divers dans lesquels le malade prend conscience de sa propre place dans le système de représentations. On peut voir les esprits comme des projections mentales, extériorisant les troubles psychologiques intérieurs et enfouis. Par exemple, les esprits onggor chez les Daurs, ne représentent pas seulement des esprits d’ancêtres, ils sont de véritables complexes de scénarios de vies avec leur lot de malheurs, de maladies et de stéréotypes humains : la femme stérile, la femme insatisfaite, le suicidé, le malade grave… L’évocation, par le chamane, de leur biographie d’ordre mythique, montre un éventail des malheurs possibles dans lesquels le malade peut se retrouver, se reconnaître. Il ne se sent plus à part et “anormal” dans son malheur. Le discours du chamane le replace dans un ordre accepté par lui et sa communauté.
Le chamane écoute ses patients et répond par la divination. En instaurant le dialogue sur le mode de la transparence, puisqu’il est censé tout savoir, le chamane fait advenir la parole. La séance chamanique, par l’intermédiaire de la communication avec les esprits permet surtout la communication entre les hommes.
Le chamane se présente également comme un animateur social en ce qu’il agit, lors des rites de divination, de guérison ou de thérapie, en connaisseur du contexte de tensions interpersonnelles et interfamiliales de sa propre société, et en connaisseur des mythes de son peuple. La mythologie a une place importante dans le chamanisme, elle lui donne son cadre conceptuel, partagé aussi bien par le chamane que par sa communauté. Elle est le langage commun qui permet d’apaiser les tensions et de restituer les problèmes personnels dans un cadre plus large. Là aussi on peut penser que les mythes évoluent avec la société et s’adaptent aux contextes. Les nouveaux mythes parlent de “business” et de dollars, de problèmes de drogue, de délinquance, de divorce et de tous les problèmes qui font nos sociétés modernes, occidentales autant que non-occidentales. Les mythes sont des concentrés des valeurs à l’honneur dans chaque société. Dans le chamanisme, ils agissent comme des gardes fous, indiquant les limites à respecter et le bon comportement à adopter pour éviter les troubles. Souvent le chamane intervenant pour réparer un désordre, agit en moralisateur, il indique la marche à suivre pour rétablir l’ordre.
Il a été observé qu’avec des malades Nord-amérindiens ayant suivi des traitements psychiatriques en cliniques modernes, les résultats étaient meilleurs avec l’intervention d’un medecine-man traditionnel. Le malade étant pris en charge par sa culture, faisait l’expérience d’un choc émotionnel et prenait conscience d’appartenir à une communauté, ils se voyaient re-socialisés par ces cérémonies communautaires. A Oulan Bator, dans les années qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique, de grandes cérémonies collectives ont permis aux participants de se regrouper autour du chamane pour régler leurs problèmes personnels, mais aussi pour retrouver un sentiment identitaire. Dans ce monde chaotique en transition, ils pouvaient retrouver des valeurs traditionnelles pour se reconstruire. Avec la modernisation et les progrès scientifiques, de nouvelles idées sont valorisées et de nouveaux éléments sont ajoutés dans les représentations populaires qui s’intègrent parfaitement aux croyances. Les nouveaux chamanes des sociétés modernes, mongoles, péruviennes ou chinoises ont adopté les découvertes scientifiques dans leur représentation du cosmos et de la nature humaine. Il n’est pas étonnant non plus que les nouveaux chamanes s’envolent dans des soucoupes volantes ou par avion plutôt que sur des cervidés.
Demain le chamanisme.
Désormais, les tambours retentissent des appartements parisiens aux forêts de nos campagnes. Des feux sont allumés, de la sauge est brûlée, des chants jaillissent dans la nuit. Le chamanisme a pris sa place, à la ville comme à la campagne ; une nouvelle génération de chamanes français a vu le jour. Ni ringards, ni marginalisés, au contraire, plutôt en vogue et dans l’air du temps, les nouveaux chamanes assument leur choix de parcours ; il sont plutôt jeunes urbains et branchés. Ils actualisent un bricolage religieux qui reprend le vieux fond de croyances populaires français en matière de gestion du mal et de guérison et d’un fond traditionnel exotique tout aussi ancien mais remis au goût du jour qu’ils vont chercher ailleurs, en Asie ou aux Amériques. On peut penser qu’il existe une mode du chamanisme et en parler comme du dernier gadget New Age, mais à y regarder de plus près, dans les médias et la publicité, l’omniprésence du spirituel à déjà gagné notre société en profondeur et, semble-t-il de façon durable. On ne peut nier une tendance générale à l’écolo-spirituel qui s’est imposée d’elle-même au fil des années. Les quêtes de visions, tentes de sudation, cercles de tambours ou autre stage d’extraction de mauvais esprits ont fait leur apparition aux catalogues des séjours bien-être et de développement personnel comme n’importe quelle Thalasso ou stage de yoga. Les chamanes ont leur site Internet et tout un réseau s’organise et se tisse sur la toile.
Le chamanisme n’est pas vécu, comme une survivance du passé, mais au contraire comme un présent en marche, un avenir en train de se faire, au cœur des tendances individuo-globalisées. Le chamanisme est hypermoderne, post-exotique. Il fait la synthèse des imaginaires collectifs spirituo-mystiques actuels. Les grimoires de nos campagnes côtoient désormais les thankas tibétains et les plumes d’aigles des chamans mongols ou sioux. La France accueille régulièrement des chamans du monde entier lors de festivals ou autres manifestations qui se mêlent en toute sympathie à des chamans français ; chacun n’hésitant pas à adopter de nouvelles techniques. La France compte deux associations principales : Le premier, le Cercle de sagesse de l’union des traditions ancestrales regroupent des chamanes issus et initiés de traditions chamaniques particulières (celtes, mayas, amérindiennes, sibériennes…) et organise son festival à Dole dans le Jura. Le deuxième, le Cercle de sagesse chamanique pour l’émergence d’une nouvelle conscience, définit le chamanisme de façon plus étendue et prend en compte le pouvoir créateur et artistique de ses membres et invités, sans s’attacher précisément à une tradition chamanique spécifique. Son festival a lieu chaque année, à Trimurti dans le Var. Au départ, en 2007 un seul cercle de sagesse chamanique existait et ses chamanes ont mis en place les fondements d’une charte du chamanisme en France dans un manifeste qu’ils ont coécrit. Puis, le cercle s’est scindé sur fond de conflit d’opinion, certains voulant limiter le chamanisme aux traditions reconnues et les autres voulant ouvrir le chamanisme à plus de thérapies et de pratiques artistiques.
L’engouement que connaît actuellement le chamanisme en occident, peut s’expliquer par la liberté de culte que propose ce système de croyances. Sans cadre dogmatique, ni institution rigide, en opposition avec les religions à prêtre et hiérarchisées. Le chamanisme attire l’homme moderne de plus en plus individualisé, qui se veut libre de ses opinions et de ses actes. La figure du chamane est elle-même symbole de liberté, marginalité, sexualité ambiguë. Il voyage hors de son corps et expérimente le rêve éveillé, effaçant toutes les barrières physiques et morales, fantasme du pur esprit libéré des contraintes matérielles. Il participe d’une nouvelle forme de spiritualité ayant fait des emprunts à de nombreuses cultures indigènes dans la volonté de renouer avec une certaine conception de la nature et du cosmos, et de redonner du sens à la vie occidentale et moderne en crise d’identité et d’idéologie. Des huttes de sudation des indiens Lakota aux drapeaux tibétains à l’effigie des chevaux de vent, les campagnes françaises se sont colorées d’un exotisme globalisé mais aussi de traditions nationales renouvelées (celtes, normandes, corses, méditerranéennes) qui nourrissent les nouvelles mythologies entre quête individuelle et prise de conscience planétaire. Introspection, expansion.
Les peuples qui ont souffert des persécutions prennent leur revanche aujourd’hui, quand ils voient des étrangers du monde entier venir s’intéresser à leurs croyances prétendument archaïques. Aujourd’hui le chamanisme connaît un renouveau planétaire aussi bien chez les peuples chamaniques de tradition, où officiellement il avait disparu, que chez les Occidentaux qui se l’approprient. Les peuples à chamanes qui ont connu la colonisation ou la soviétisation et qui redécouvrent leurs traditions, revendiquent le chamanisme comme marqueur culturel et en même temps sont réconfortés dans la valorisation de leur culture puisque les étrangers sont de plus en plus nombreux à s’y intéresser. Loin de passer pour des incultes ou des sauvages, les chamanes et chamanistes de la planète se retrouvent idéalisés (fantasmés) par une certaine population occidentale qui vient de loin apprendre d’eux ce que quelques décennies plus tôt d’autres Occidentaux tendaient plutôt à dénigrer. Dans un processus d’offre et de demande, les Occidentaux en quête de spirituel, de sensationnel ou de médecine alternative encouragent les autochtones à partager leurs pratiques, à développer toujours plus d’infrastructures pour les accueillir et finalement, influencent les autochtones dans leur façon de pratiquer le chamanisme et dans leur manière de vivre en général. Le tourisme chamanique a déjà trouvé sa niche dans de nombreuses sociétés à chamanes. Certains chamanes traditionnels qui avaient toujours vécu dans la forêt amazonienne ou dans la Taïga mongole se retrouvent aujourd’hui à voyager entre Paris, Londres et Genève, découvrent le pouvoir de l’argent et ne se promènent plus qu’avec une cohorte de disciples du monde entier. Les deux mouvements sont en interaction : Le chamanisme se développe à grande échelle car la demande venant de l’Occident augmente et en même temps, de plus en plus d’Occidentaux viennent au chamanisme car l’offre « traditionnelle » se diversifie. Il devient aujourd’hui très facile d’aller faire un stage chamanique au Pérou, en Mongolie ou au Mexique. Les chamanes traditionnels eux-mêmes veulent cette ouverture pour une meilleure harmonie sur la planète et entre les peuples, une prise de conscience écologique, un meilleur respect des ressources naturelles… Mais, la tendance est telle que désormais, des réserves amérindiennes ont interdit l’accès des « Blancs » à certains rituels. Les autochtones y voient une nouvelle colonisation. Dima, en République de Touva, ne veut plus initier d’Occidentaux. Il se plaint du manque d’engagement de ces touristes du spirituel, qui viennent, prennent et repartent sans considérer que le chamanisme est une voie dans laquelle on s’engage à vie, qu’il n’y a pas de marche arrière possible. « Ils viennent essayer le chamanisme, ils s’amusent à faire les chamanes. Mais c’est n’importe quoi ! Le chamane doit être prêt à mourir chaque fois qu’il soigne quelqu’un. On donne notre vie sans retour possible, on ne peut pas jouer au chamane ! »
La conception moderne et occidentale du chamanisme pour soi développé par Michael Harner fondateur à la fin des années 1970 de la Foundation for Shamanic Studies qui prône un core shamanism, c’est à dire un chamanisme essentiel, dépouillé de toutes contingences culturelles n’a plus grand chose à voir avec le chamanisme traditionnel. Un ensemble de techniques psychocorporelles expérimentés et éprouvées sont enseignées lors de séminaires, de festivals ou de rassemblements chamaniques un peu partout en France, en Allemagne et en Suisse. Les stagiaires sont initiés au voyage chamanique mais on leur explique que jouer du tambour eux-mêmes et se concentrer sur leur transe est trop compliqué. C’est donc le chaman organisateur du stage qui joue du tambour pour une vingtaine d’élèves allongés au sol en totale immobilité. La conception même du voyage chamanique au tambour est alors complètement dénaturée. Les différentes techniques retenues comme le voyage chamanique au tambour, la rencontre avec les animaux de pouvoir, l’extraction et le recouvrement d’âme, techniques assurément efficaces dans une perspective de développement personnel, sont codifiées et en quelques sorte rigidifiées, pour un apprentissage en masse. Là encore, la différence avec le chamanisme traditionnel est de taille puisqu’on part du principe que tout le monde a accès au voyage et à la rencontre avec les esprits, alors qu’ailleurs, seul le chamane voyage entre les modes. Les adeptes sont invités à mettre en pratique des techniques déjà reconnues pour faire des expériences chamaniques afin d’apprendre des choses sur soi et donner du sens au monde et à la vie. Le principe est de faire voyager la conscience pour entrer en communication avec les esprits, énergies, forces ou entités conçues comme porteuses de savoir. Dans le chamanisme occidental, que ce soit avec ingestion de plantes dites « enseignantes » ou transe induite par les percutions du tambour, une place de taille est donnée aux états modifiés de conscience conçus comme des espaces-temps parallèles, niveaux de conscience différents, champs énergétiques autres, dans lesquels ce contact avec les entités est possible. Les messages venant de guides spirituels ou directement de la Nature (Terre-Mère) conçue comme entité primordiale participent à un mouvement planétaire pacifique, enclin à l’Amour Universel, au respect de la nature et des animaux. Ces visions sont perçues comme des perceptions amplifiées d’une autre réalité et non comme des hallucinations, elles donnent des informations concrètes sur la manière de gérer sa propre vie ou le monde. On parle alors d’enseignements qui viennent directement de la plante, des anges, de la Terre-Mère, d’entités diverses ou de la Source, entité originelle. Les visions issues d’autres plans de conscience ont fait émerger un art dit « visionnaire » qui peu à peu prend sa place dans les galeries.
Pour en revenir à la transe.
L’histoire de Corine Sombrun, pianiste-compositrice française, devenue aujourd’hui chamane et écrivain, ouvre de nouvelles perspectives. Corine explique comment elle est devenue chamane malgré elle et ne s’attendait pas à partir en transe alors qu’elle assistait à un rituel chamanique en Mongolie en 2001. C’est bien cette première expérience de transe sous l’effet des percutions du tambour du chamane en train de faire son propre rituel qui a été déterminante. D’année en année, elle a été initiée par une chaman mongole et a poursuivi son apprentissage de la maitrise de la transe. En Mongolie, où elle se rend toujours régulièrement, elle est reconnue comme Udgan, chaman mongole. Depuis le jour où elle a tapé sur son premier tambour et hurlé comme le loup qu’elle voit en vision, elle est passée par différentes phases d’adaptation de sa pratique. Enkhetuya, la chaman mongole lui a donné des clefs qu’elle a su ajuster à ses propres conceptions du monde. Aujourd’hui, elle réussit à entrer en transe sans tambour ni costume et se prête volontiers à des expériences scientifiques. Après s’être transformée en loup pendant des années, là voilà en souris de laboratoire ! Et les découvertes sont passionnantes.
L’équipe du professeur Flor-Henry de l’Alberta Hospital d’Edmonton au Canada a étudié le cerveau de Corine en état de veille normale tout d’abord, puis en état de transe. Ils ont constaté qu’elle ne souffrait d’aucune pathologie en état normal, mais ont découvert que les tracés de l’encéphalogramme en état de transe, étaient ceux d’une personne souffrant de schizophrénie, de troubles bipolaires et de dépression grave. Les trois pathologies d’un seul coup ! Et retour à la normale, en dehors de la transe. Ce qui stimule les chercheurs est de pouvoir observer un aller-retour entre des états normaux et pathologiques, dans le même cerveau dans un intervalle de temps assez bref et d’envisager un éventuel aller-retour dans l’autre sens. Si on arrive à identifier ce processus entre état normal et état pathologique, serait-il possible d’envisager que des personnes atteintes de troubles pathologiques retrouve un état sain ? Pour l’instant aucune conclusion ne peuvent être tirées de ses expériences si ce n’est une observation des zones du cerveau activées et notamment la confirmation que la transe active fortement les zones sensorielles perceptives, c’est à dire une stimulation des cinq sens et de l’intelligence perceptive. Ces conclusions, même balbutiantes, prouvent déjà, et c’est une avancée énorme, que le chaman n’est pas qu’un acteur mimant une action culturellement codifiée, mais que la transe a une réalité physiologique et cérébrale tangible. Ces dernières années, il a également été démontré que l’entrainement régulier à la méditation pouvait s’observer objectivement dans le cerveau et même qu’une certaine élasticité du cerveau, permettait à celui-ci de se modifier selon les habitudes de son propriétaire. D’autres recherches ont montré que les percutions du tambour, du hochet ou de la guimbarde, comme certaines techniques du corps permettent cet accès à un état de conscience modifiée. Les bienfaits psychiques et physiques de ces techniques sont à l’honneur dans de nombreuses publications qui enfin admettent que l’esprit peut soigner le corps et que la détente du corps apaise l’esprit… et vice versa. Le chamanisme en Occident, participe de ce nouvel état d’esprit, il a influencé depuis longtemps le développement de thérapies telles que les constellations familiales, l’Art-thérapie et aujourd’hui, il s’immisce dans les thérapies dites de troisième génération comme la méditation, la pleine conscience, l’hypnose ericksonienne et la sophrologie. L’éventail des outils thérapeutiques s’est élargi car les possibilités se diversifient, les mentalités changent, la science dite « dure » se ramollit, les certitudes s’assouplissent et la demande en matière de spirituel augmente. Grandit aussi le nombre d’Occidentaux qui souhaitent vivre plus en harmonie avec la nature, ne font plus confiance à l’industrie pharmaceutique, ni à l’industrie agro-alimentaire et veulent privilégier leur bien-être à leur carrière. On peut penser et il est à souhaiter que l’homme d’aujourd’hui ayant libéré son corps des entraves de l’éducation, de la religion ou de la morale puisse expérimenter ce qui lui étaient jusqu’alors interdits ou inaccessibles et puisse enfin courir dans les bois, embrasser les arbres, hurler comme un loup et découvrir par lui même que les états induits par certaines techniques peuvent lui faire du bien, à lui-même et pourquoi pas, à la planète. Une nouvelle ère a débuté, lentement, mais sûrement et durablement.
Demain, tous chamanes ? Peut-être pas, mais en tous cas le chamanisme est bien présent en Occident et offre de nouveaux possibles.
A quand le tambour remboursé par la sécu ! à suivre !
Pour en savoir plus :
Claudine Brelet, Médecines du Monde, histoires et pratiques des médecines traditionnelles, Collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2002, 925 pages.
Christian Ghasarian, Explorations (néo-)shamaniques en terra incognita de l’anthropologie. In La conscience dans tous ses états, Ed. Sébastien Baud et Nancy Midol, Masson, 2009.
Charles Stépanoff et Thierry Zarcone, Le chamanisme de Sibérie et d’Asie Centrale, Découverte Gallimard, 2011, 127 pages.