Petit article publié en 2005 dans la revue L’Autre
« Udgan, la quête du son. L’initiation chamanique d’une française en Mongolie. »
sur l’initiation de Corine Sombrun avec Enkhetuya qui remet un peu les choses en perspectives.
Mon film « La Quête du Son » reprenait les même points mais a été interdit de diffusion.
- Cet article présente un exemple de néo-chamanisme avec l’initiation d’une européenne au chamanisme mongol. Entre thérapie et quête spirituelle, nous suivons son voyage initiatique, qui du Pérou à la Mongolie, l’emmène à la découverte des autres et de soi. Ce cas particulier devrait être le début d’une série d’histoires sur la transmission des savoirs et des représentations entre chamanes indigènes et néo-chamanes occidentaux.
Pour citer cet article :
MERLI, Laetitia, 2005. «Udgan, la quête du son. L’initiation d’une Française en Mongolie », L’autre. Cliniques, cultures et sociétés, numéro « Voyages, migrations, errances », Volume 6, n° 1, Editions la Pensée sauvage, Paris, 43-58.
Udgan la quête du son
Les voyageurs ont de tout temps rapporté dans leurs bagages des récits de leur rencontre avec « l’autre et l’ailleurs ». Parmi ces rencontres, une figure s’est dessinée, construite au fils du temps et des imaginaires ; personnage sauvage et mystérieux s’il en est: le chamane. Selon les disciplines et les époques, le chamanisme a été modelé et transformé dans les perceptions occidentales. Perçu comme « une sorte de religion diabolique et sauvage » à la fin du XVIIe siècle, le chamanisme a connu diverses interprétations jusqu’à nos jours, où la dernière tendance serait plutôt à l’expérience mystique et au développement personnel (Hamayon, 2003).
La figure du chamane n’incarne plus, désormais, la marginalité et la folie, mais au contraire la sagesse et la connaissance (Kakar,1996). De la contre-culture des années soixante-dix à l’actuelle déferlante New Age du nouvel âge du Verseau, avec les succès de Carlos Castaneda et de Michael Harner, le chamanisme s’est popularisé ; non plus comme un système de représentations et de pratiques indigènes à étudier (anthropologues) ou à combattre (missionnaires, régime soviétique), mais comme un système originel et universel, adapté à notre vingt-et-unième siècle, voire comme une pratique à expérimenter. Désormais, la facilité d’accès de certaines régions jusqu’alors isolées et leur ouverture au tourisme, permet aux occidentaux d’aller sur le terrain, rencontrer cet « autre » chamanique. En Mongolie, par exemple, le tourisme se développe et les chamanes voient arriver, depuis peu, de nouveaux clients et apprentis occidentaux intéressés par leur système traditionnel. Cet intérêt grandissant de l’occident pour le chamanisme n’a pas échappé aux compagnies touristiques, qui ont rapidement intégré cette niche à leurs programmes et proposent désormais des séances chamaniques à leurs clients.
C’est ainsi que pendant mes recherches sur le renouveau du chamanisme en Mongolie post-communiste, plus particulièrement en milieu urbain, arrivèrent sur « mon terrain », des occidentaux qui venaient visiter les chamanes avec lesquels je travaillais. Réticente au départ, je me mis peu à peu à m’intéresser également à leurs histoires de vie et à leurs motivations. Certains, ont été décrétés « chamanes » par les chamanes mongols qui ont vu en eux les signes de la vocation chamanique et les ont acceptés en initiation.
Corine, musicienne et compositrice française, est une de ces nouvelles chamanes dont je vais vous raconter l’histoire.Lors de notre premier rendez-vous dans un café d’Ulaanbaatar, Corine me raconta ses expériences avec ses mots à elle, sans avoir recours à l’habituel discours mystique et pseudo- scientifique du New Age que j’avais rencontré chez d’autres personnes. Elle était dans une quête personnelle, spirituelle et se posait plus de questions qu’elle n’avançait de certitudes. Elle m’expliqua qu’elle ne voulait pas spécialement devenir chamane : lorsque cette voie s’était proposé à elle, elle l’avait suivie tout simplement et ne comprenait toujours pas tout ce qui lui était arrivé. Dans un second rendez-vous, quand je lui parlai de mon travail d’anthropologue et lui montrai les images vidéos que je tournais régulièrement avec des chamanes mongols, Corine se dit très intéressée par mon approche culturelle et sociale du phénomène « chamanisme ». Elle me proposa de devenir un sujet d’étude au même titre que les chamanes mongols avec lesquels je travaillais. Ainsi débuta notre collaboration.
Puisque les occidentaux pénétraient sur mon terrain de recherche, pourquoi ne pas les prendre aussi en considération ? Ne faisaient-ils pas partie, eux aussi, du phénomène de renouveau chamanique en Mongolie ? De plus, même si depuis quelques années déjà je suivais le travail de chamanes mongols et avais pu assister à l’émergence de nouveaux chamanes, je restais étrangère au processus même d’initiation qui faisait d’un néophyte un chamane pratiquant. Avec Corine, partageant la même culture et la même langue, n’étant pas moi-même apprentie chamane, j’allais pouvoir approcher ce processus de plus près. Corine qui ne connaissait rien au chamanisme mongol et ne connaissait pas la langue, voyait en moi, l’anthropologue, l’accompagnatrice idéale qui pourrait l’observer sans la juger, la recadrer en cas de dérive et la ramener à la capitale si besoin était. Elle avait été impressionnée par ses premières expériences de « transe » et jugeant ma rationalité à toute épreuve, elle me proposait d’être, comme elle disait, son « garde-fou » dans cette aventure. J’acceptais son offre.
Flashback : avant la Mongolie, le Pérou
Deux ans plus tôt, Corine se trouvait dans un état dépressif suite au décès de la personne qui partageait sa vie. Inconsolable après le deuil, elle avait déménagé à Londres pour changer d’environnement. Lors d’une exposition d’art chamanique, elle fait la connaissance de l’artiste, peintre et chamane péruvien dont elle admire les peintures. Au cours de leur conversation, le chamane lui dit qu’il la sent en grande souffrance et affirme qu’il pourrait l’aider. Il lui propose une thérapie au Pérou dans le centre chamanique qu’il dirige. Déboussolée au début, elle accepte finalement de partir au Pérou, prenant pour prétexte d’aller enregistrer pour la BBC une émission sur les chants chamaniques. Là bas, le chamane lui prescrit des traitements de plantes, par lavages et par absorption, et un régime alimentaire spécial. Pendant la cure, Corine est amenée à prendre de l’ayawasca, fort psychotrope, ce qui lui donne de terribles visions, ainsi que des hallucinations auditives. Dans ses rêves aussi, elle entend des mélodies et des chants, qui sont censés l’aider dans sa guérison et qu’elle note au petit matin. Dans un rêve, elle entend un chant complètement différent de ceux entendus jusqu’alors et qu’elle identifie comme un chant diphonique (appelé aussi chant de gorge), typique de Mongolie. De retour en France, elle se renseigne sur la musique mongole et confirme sa première impression sur l’origine de ce chant. Elle commence alors à penser que ce chant est un message, un appel qui doit l’emmener en Mongolie poursuivre la quête qu’elle a commencée au Pérou. Elle pense que l’accès aux visions et à la communication avec le monde invisible lui permettra de « retrouver » la personne disparue.
Suivre le son
Dans une autre exposition, à Paris cette fois, elle fait la connaissance d’une Mongole, qui s’est spécialisée en tourisme chamanique et emmène, tous les étés, des groupes de Français rendre visite aux chamanes qu’elle connaît.
L’été 2001, Corine l’engage comme guide-interprète et elles partent toutes les deux en Mongolie où Corine rencontre deux chamanes dans la région du Khövsgöl, dans le nord de la Mongolie. Lorsque Corine assiste à sa première cérémonie chamanique, dans la yourte du chamane Balžir qui, avec son lourd costume, joue du tambour et appelle les esprits, elle est prise elle-même de tremblements, se met à taper des mains sur ses cuisses sur le rythme du tambour et assise sur ses talons fait de petits sauts sur place. Rampant jusqu’au chamane, qui se tient entre le poêle et le mur nord de la yourte, elle agrippe son costume et veut lui saisir son tambour. Elle est retenue et maintenue par les assistants du chamane et par la guide touristique, effrayée et confuse que sa touriste se comporte de la sorte. Le chamane termine son rituel et ne sait comment gérer cette française qui est toujours en « transe ». Après quelques minutes et un bon coup dans l’estomac, le chamane la fait revenir à elle. Il est très en colère et lui dit que c’est dangereux de ne pas l’avoir avertie qu’elle était également « chamane ». Il lui explique que ses esprits auxiliaires à elle ont attaqué les siens qui ne s’attendaient pas à trouver là d’autres esprits et qui ont riposté. Balžir dit que Corine serait restée pour toujours dans l’autre monde s’il n’avait pas réussi à calmer ses propres esprits auxiliaires.
La logique chamanique implique, en effet, un rapport particulier de l’homme à son environnement visible et invisible, « naturel » et « surnaturel », une conception de la personne composée de plusieurs principes actifs et l’établissement d’un contrat, avec les diverses entités afin se s’assurer protection, chance et prospérité. L’harmonie entre les humains et les non humains est rendue possible par l’activité du chamane, seul à pouvoir aller côtoyer les entités spirituelles, négocier avec elles et essayer de les maîtriser pour s’en faire des alliés. Le chamane doit se rendre maître de certains esprits, ancêtres ou autres, pour négocier au mieux les intérêts de sa communauté.
Dans la littérature anthropologique, on les appelle les esprits auxiliaires, helper-spirits, car ils vont aider le chamane dans son voyage « surnaturel », lutter pour lui contre les divers obstacles et mauvais esprits qui se trouvent sur son chemin et lui donner les messages que le chamane retransmettra à ses clients/patients. En Mongolie, les chamanes disent qu’ils n’ont eux-mêmes aucun pouvoir. Leur pouvoir réside dans leur habileté à négocier avec le monde invisible grâce à la communication directe qu’ils sont capables d’établir avec des entités spirituelles alliées, plus ou moins dociles et conciliantes, qui sont, elles, capables d’accomplir toute sorte de choses.
Le fait que Corine soit « tombée en transe » est le signe pour le chamane Balžir et les mongols présents au rituel qu’elle est capable d’entrer en communication avec des entités spirituelles, mais, n’étant pas encore initiée, elle ne peut les contrôler. D’après Balžir, Corine serait partie en « voyage » avec lui, mais « attaquée » par les esprits auxiliaires du chamane qui n’avaient pas été avertis de la présence d’une autre chamane, elle aurait pu ne jamais en revenir. Par l’intermédiaire de son interprète, Corine, secouée par cette expérience, avoue ne pas trop comprendre de quoi le chamane lui parle. Elle lui raconte qu’elle a suivi une thérapie en Amazonie où elle a pris des plantes avec un chamane péruvien. Balžir lui dit que c’est probablement cette première expérience qui lui a donné la capacité d’entrer en contact avec le monde des esprits, qu’elle est désormais « une chamane en devenir » et qu’elle doit continuer son initiation. Comme c’est souvent le cas, d’après mes observations, celui qui confirme le don n’est pas celui qui initie, et Balžir lui conseille d’aller trouver un autre chamane qui accepterait de la prendre en initiation. Il la déclare chamane avec un puissant potentiel, mais pense qu’il n’est lui-même pas assez expérimenté pour la prendre en charge.Les deux femmes, Corine et son interprète vont alors trouver une autre chamane, Enkhe, qui habite la même région et lui racontent ce qui s’est passé chez Balžir. Un rituel est organisé et la chamane Enkhe, au courant de la situation ne se laisse pas prendre au dépourvue quand, une fois encore, Corine tombe en transe aux premiers battements de tambour. L’interprète essaie de la maintenir en place, mais Corine se laisse emporter par les percussions : elle tape sur ses genoux et saute sur place.
Très calmement, Enkhe, à la fin du rituel, vient s’asseoir devant Corine et joue de la guimbarde. Corine, peu à peu, revient à elle. Cette fois-ci, Corine comprend qu’elle suit le son: les percussions du tambour l’ « emportent » ; elle se sent attirée par le son, elle veut entrer dans le son, au cœur du tambour, au point central des percussions et la guimbarde la « ramène » à la réalité. Enkhe annonce que Corine est une grande chamane en devenir et l’accepte en initiation. Corine reste une dizaine de jours auprès de la chamane pour se familiariser à jouer de la guimbarde et Enkhe lui demande de revenir l’année suivante. C’est après ce premier épisode que je rencontre Corine. Elle me raconte ses expériences et me demande de l’accompagner lors du second voyage.4 Je ne souhaite pas extrapoler sur les sentiments et émotions de Corine, mais pour rendre le récit plus vivant, j’essaie de raconter ce qu’elle a ressenti d’après ce qu’elle-même a pu me confier de cette expérience.
Initiation dans la taïga.
L’été 2002, nous partons vivre avec Enkhe et sa famille dans le nord de la Mongolie, dans la région du lac Khövsgöl. Enkhe est une Tsaatan (Duxa) éleveur de rennes et vit sous un tipi dans la taïga. Du côté paternel, elle est Tsaatan, groupe d’éleveurs de rennes originaire de Tuva et du côté maternel elle est Darxad, l’ethnie majoritaire de la région. A l’âge de treize ans, Enkhe commence à avoir des crises de tétanie et elle perd souvent connaissance. Pendant trois ans elle reste gravement malade. En secret5, sa mère va trouver un vieux chamane de la région pour lui parler de sa fille. Le chamane diagnostique l’appel des ancêtres chamanes de sa lignée qui veulent revivre à travers la jeune fille. Il explique que le seul moyen de survivre est d’assumer la volonté des esprits et d’accepter de devenir chamane. Elle commence alors à chamaniser en cachette dans la forêt avec sa mère et son maître-chamane. Elle a aussi appris à connaître les plantes qu’elle ramasse, sèche et administre à ses clients. A 25 ans, elle reçoit son tambour. Enkhe a aujourd’hui 51 ans et elle est chamane de cinquième génération. Enkhe explique que Corine a sûrement un « chamane » dans sa lignée, ou du moins quelqu’un qui possédait des pouvoirs de guérison et de divination. Cette personne maintenant décédée souhaiterait entrer en communication avec elle, pour qu’elle prenne la succession du don. Dans la conception mongole, le chamanisme est héréditaire et les premiers signes de la vocation, sont les manifestations des esprits ancêtres qui réclament un nouveau chamane dans la lignée. Corine se souvient d’un grand oncle guérisseur-rebouteux et Enkhe la déclare chamane de deuxième génération.L’initiation débute par la fabrication des objets chamaniques. La fois précédente, Enkhe avait donné à Corine une liste du matériel qu’il lui faudrait rapporter. Munies de cette liste, avant de commencer notre voyage pour le nord, Corine et moi, sommes allées au marché d’Ulaanbaatar où nous avons acheté plusieurs mètres de tissu de neuf couleurs différentes : blanc, noir, vert, rouge, bleu, gris, marron, rose, jaune. Puis, dans un magasin d’antiquités, nous avons trouvé un miroir7 de chamane, comme indiqué sur la liste, que nous avons marchandé à un bon prix, disant que c’était pour une véritable apprentie chamane. Les premiers jours dans la taïga, pendant de longs moments, la chamane et son apprentie, assises sous le tipi, nouent des rubans et préparent les objets chamaniques. Enkhe commence avec le miroir.
La Mongolie a connu soixante-dix ans de régime d’obédience soviétique pendant lequel les activités religieuses étaient interdites, considérées comme des « superstitions archaïques » incompatibles avec le progrès d’idéologie soviétique. C’est seulement depuis le début des années quatre-vingt-dix et la nouvelle démocratie que les chamanes peuvent officier au grand jour.6 Ce qui signifie qu’elle est la cinquième chamane de sa lignée. Quatre de ses ancêtres étaient des chamanes confirmés et lui ont donné sa racine chamanique, udam. Aujourd’hui, en tant qu’esprits ses ancêtres lui apportent leur aide dans ses activités chamaniques.
Elle est contente que nous ayons trouvé un miroir qui a probablement appartenu à un chamane dans le passé et que nous l’ayons sorti de cette boutique pour qu’il soit à nouveau un véritable objet chamanique. Le miroir est nettoyé par Enkhe, qui le polie longuement avec sa paume de main, comme pour lui insuffler de sa chaleur. Puis des bandes de tissu sont accrochées à l’attache qui se trouve au dos du miroir. Pour l’ « animer », (littéralement pour lui donner la vie) Enkhe le fait tourner dans de la fumée de genévrier en disant des prières :
Après le miroir, Enkhe fait de même avec la guimbarde qu’elle avait donné à Corine la fois précédente afin qu’elle s’entraîne à jouer. Corine confirme à Enkhe qu’elle s’est bien entraînée sur son balcon à Paris, les premiers, troisièmes, cinquièmes et septièmes jours du calendrier lunaire, pour faciliter son contact avec les esprits, comme le lui avait indiqué la chamane. La guimbarde est également ornée de nombreux rubans et animée dans la fumée de l’encens avec une prière. Les deux objets ainsi « animés », le miroir et la guimbarde, deviennent les deux premiers ongod de Corine, c’est à dire qu’ils ont reçu en eux des particules d’entités spirituelles et deviennent les supports physiques de ces entités.
« Burxan Tenger (Dieu Ciel)
Efface les malheurs ! A partir de maintenant appelle le bonheur (ad jargal) Eloigne l’infortune (zovlon) ! Cette femme vient te voir pour la deuxième fois.
A partir de maintenant cette étrangère doit devenir une messagère pour le peuple, Elle sera capable de dire leurs bonheurs et leurs malheurs.
Oh Tenger ! Aide-là ! Pour effacer le malheur,Pour rendre les gens heureux et en bonne santé,Pour qu’ils vivent longtemps !
Oh mon Burxan Tenger ! Elle n’est pas mongole, mais le miroir, lui, est mongol ! Il est celui utilisé par les Mongols[…] »
La guimbarde reçoit en plus un long lacet appelé manžig, censé représenter le serpent, maître des esprits aquatiques de la terre et des rivières et qui sert de moyen de transport à l’esprit de la guimbarde. Une vertèbre de poisson est aussi attachée à un des rubans de la guimbarde. Cinq objets chamaniques sont ainsi soigneusement préparés. Constitués en grande partie de bandes de tissu de neuf couleurs, ils sont les supports physiques des entités spirituelles avec lesquelles Corine est supposée entrer en contact lors des rituels. Ainsi matérialisés, ils peuvent recevoir des offrandes. La chamane Enkhe en a trente cinq, ce qui fait dire à Corine, avec l’autodérision qui la caractérise, qu’en tant que « bébé chamane » elle n’a pour l’instant qu’un « bébé autel ».
Un jour qu’Enkhe est en train de montrer à Corine comment jouer et chanter avec sa guimbarde, elle s’arrête soudainement, portant sa main à son front, disant qu’elle a mal à la tête. Après un instant, elle nous explique qu’elle ne peut désormais plus utiliser cette guimbarde puisqu’elle l’a donnée à Corine et « animée » pour elle. En jouant, un esprit qu’elle ne connaît pas est venu à elle. Cet esprit ne parle pas mongol, dit-elle. Elle suppose qu’il parle français et comme elle ne parle pas français et que cet esprit n’est pas venu pour elle, elle a eu mal à la tête. Cette anecdote l’amène à expliquer à Corine que la première étape de l’initiation est de mettre en place, par la fabrication et l’animation des objets, tous les éléments dont elle aura besoin pour être chamane, mais qu’ensuite elle doit faire l’expérience du contact avec ses esprits de la manière qu’elle veut et dans sa propre langue. « Tu dois faire les choses à ta manière, à la manière française! D’accord, je t’apprends comment faire, je prépare tout pour toi, mais par la suite je ne serai pas toujours à tes côtés ! Tu dois te débrouiller toute seule ! Quand tu appelles les dieux et les esprits maîtres des montagnes et des rivières, tu dois leur parler en français, je ne peux pas t’enseigner les paroles ! »Concernant les risques du métier, Enkhe met en garde Corine des aspects négatifs de l’activité chamanique. Le chamane prend sur lui les souffrances et les peines de ses patients, et s’il n’est pas assez puissant pour s’en décharger et se purifier, il peut en mourir. Elle conseille à Corine de ne jamais aider de graves criminels ou de mauvaises personnes car le poids de leurs mauvaises actions serait trop lourd à effacer et cela serait très dangereux pour sa vie. A la fin de son initiation, Corine pourra réaliser des rituels de « réparation », zasal, pour réparer le malheur et appeler la grâce et la prospérité. Enkhe insiste bien sur le fait que le chamane ne doit agir que pour le bien, pour les bonnes personnes et non pour les mauvaises. Si elle devait intervenir pour que de mauvaises choses arrivent, elle perdrait des années de sa vie.
Pendant l’été, Enkhe continue son activité chamanique et est consultée par des touristes mongols ou étrangers et par les habitants de la région. Des rituels sont régulièrement organisés pour lesquels Corine en tant qu’apprentie chamane, prépare également son autel avec ses cinq ongod, supports d’entités spirituelles. Le jour d’un rituel, le chamane, dés le matin, sort son tambour qu’il accroche près du poêle pour que la peau se tende en chauffant et prépare ses supports d’esprits qu’il accroche sur une corde sur le pan nord de la yourte ou du tipi. Les offrandes apportées par les visiteurs sont placées dessous. Corine n’ayant pas encore reçu son tambour est, au début, une yavgan böö, une « chamane à pied », et doit rester assise prés de son autel à jouer de la guimbarde pendant qu’Enkhe, dans son costume à franges virevoltantes, joue du tambour et appelle les esprits. Mais à chaque fois, au bout d’un moment Corine jette sa guimbarde et se met à taper sur ses cuisses avec les mains à plat, à trembler, à faire des petits bruits d’animaux. Elle renifle, siffle comme les oiseaux, montre les dents et « grogne comme un loup ».
Quand Corine essaie d’expliquer son comportement, elle dit juste qu’elle fait les choses qu’elle sait devoir faire. « Je ne peux pas m’empêcher de faire ces choses là ! C’est comme si j’emmagasinais des énergies, mais qu’ensuite je ne sache plus quoi en faire. Alors je saute, je cris. Je me vois faire certaines choses mais je n’ai aucun contrôle de la situation. Je sais que je dois le faire, c’est tout ! Comme si ça équilibrait quelque chose en moi. »Lors d’un rituel, Enkhe me demanda de tenir Corine fermement et de l’empêcher de se taper sur les cuisses, qui étaient désormais couvertes de bleus. Enkhe commença à chamaniser et Corine, assise en tailleur, se concentra à jouer de la guimbarde pendant que je lui tenais les jambes pour les empêcher de vibrer. Au bout de quelques minutes, ses genoux tremblaient tellement que de tout mon poids j’avais du mal à la retenir. Elle laissa tomber la guimbarde et se mis à bouger ses mains dans les airs devant son visage. Comme je lui tenais les jambes, elle commença à se taper sur la tête et tout son corps tremblait. Elle se mit à chanter un peu, puis à crier comme un petit animal puis à japper comme un chiot. Elle semblait souffrir de ne pouvoir bouger et d’aller vers le tambour, d’où le son l’appelait. Avec les bras tendus vers la chamane et son tambour, tendus vers les percussions, je l’entendis murmurer : « C’est là ! Par là ! ». A la fin du rituel, pour la première fois, Corine nous dit qu’elle était « entrée dans le son ». Dans les expériences précédentes, elle disait avoir le sentiment que le tambour était la porte du son et qu’elle devait la passer pour entrer dans l’autre monde. Elle n’y parvenait jamais car comme le disait Enkhe, elle gaspillait son énergie à sauter et à crier alors qu’il fallait qu’elle se concentre plus sur le son. Cette fois-ci, Corine commença à « voir » : elle vit d’abord un jeune homme souriant qui lui montrait le chemin de la porte. Il la conduisit jusqu’à un passage, lui fit signe d’entrer et la laissa passer. Elle se sentit alors comme prise de vertige devant une « infinité noire, froide et vide » qui se trouvait devant elle. Elle prit peur et repassa la « porte ».Enkhe répète souvent que dans le processus d’initiation Corine apprendra ce qui est le plus important par elle-même. « Les esprits te diront » disait-elle. Après cette expérience, Corine commence à comprendre que le chamane initiateur doit préparer l’apprentie à franchir la porte, à lutter contre ses propres peurs et à contrôler cet état de voyage psychique, caractérisé par la « transe ».
D’après Enkhe, Corine doit apprendre à contrôler ses « voyages » et alors elle rencontrera les esprits qui lui diront quoi faire. Corine se sent souvent frustrée et remplie de doutes. Elle se pose pleins de questions auxquelles la chamane répond par des sourires et toujours le même « les esprits te diront ! ». Mais Corine se sent de plus en plus passionnée par cette aventure et attend à chaque fois avec plus d’impatience la prochaine séance où elle pourra à nouveau suivre le son. Elle se plaint souvent de ne pas avoir de tambour ce qui l’empêcherait de se taper sur les jambes ou sur la tête. Elle a le sentiment de ne pas être assez «stable» pour «voyager dans le monde derrière la porte» et que probablement avec son tambour elle se sentirait mieux. « Je ne suis pas une cosmonaute mais je suis heureuse d’être une psychonaute ! » me dit-elle, un jour.En attendant un nouveau rituel ou une nouvelle leçon chamanique, nous gardons les rennes dans la montagne, faisons du fromage ou préparons les repas avec Enkhe.
Nous passons aussi de long moments à discuter de ses sensations et des enseignements de la chamane. Après plusieurs jours de tempête et une terrible tempête de neige, Enkhe décide de redescendre dans la vallée près du lac, où habite le reste de la famille dans des yourtes.Le tambour de la louveLa mère, la fille aînée et la belle-fille d’Enkhe, ne tardent pas à coudre le costume de Corine sur une vieille machine russe avec le tissu que nous avions acheté au marché d’Ulaanbaatar. Le costume se présente comme un manteau bleu fermant sur le devant avec des lacets blancs. Des franges de peau de chèvre sauvage ont été cousues sur les bords du manteau et des manches. Des bottes en forme de chausson ont été cousues dans la même peau et décorées sur le dessus de franges de tissu. La coiffe a été découpée dans une large bande de tissu bleu et cousue en forme de bandeau qui dépasse sur le dessus du front. Un soleil jaune a été ajouté en son milieu, ressemblant à une tête jaune souriante. Des coquillages et des sonnailles ornent le tout.
Enkhe a donné à Corine une plume de sa propre coiffe pour orner la sienne. Son mari était supposé partir à la chasse au coq de bruyère qui devait fournir ses plumes à la coiffe de la nouvelle chamane, mais il dit que ce n’est pas la bonne saison pour chasser cet oiseau. Le coq de bruyère est considéré comme pur car il est dit se nourrir de plantes médicinales et ne boire que l’eau pure des montagnes. On dit aussi que manger un peu de sa viande guéri les infections et aide à soigner les blessures. Le tambour a été fabriqué par un homme vivant loin au nord dans la taïga auquel le frère d’Enkhe a apporté le bois et la peau. Un matin très tôt, il est parti à cheval dans la montagne, et est revenu plus d’une semaine après avec le tambour déjà fabriqué. Le battoir a été sculpté dans un morceau de bois et recouvert, d’un seul côté, de la peau d’une patte de chèvre. Sur la face sans peau, une cavité a été creusée dans laquelle sur un axe en acier ont été enfilés neuf anneaux. Le battoir joue un rôle important pendant le rituel. Quand les esprits sont supposés être là, le chamane appelle une personne au milieu du cercle. La personne s’assit à genoux, en présentant à deux mains, les pans supérieurs de son manteau afin de former un réceptacle sur lequel le chamane va lancer son battoir. Cela s’appelle faire le töörög, le destin, le sort. Si le battoir retombe de façon à montrer les anneaux, c’est « bon » ; si le côté avec la fourrure est au-dessus, c’est « mauvais ». Si trois lancers successifs sont « bons », il est dit que le destin de la personne est clair et dégagé d’obstacles. Si les lancers sont « mauvais », alors le chamane continue à négocier avec les esprits pour demander réparation et faire que les choses s’arrangent.
Enkhe dessina au feutre rouge une biche sur la peau du tambour, ainsi qu’une ligne tout autour des bords. La peau de biche est utilisée pour les tambours de femmes chamanes et la peau de cerf pour les hommes ; l’animal correspondant est dessiné sur la peau tendue. Quand le tambour fut prêt, Enkhe se coiffa d’un foulard, passa le nouveau tambour dans la fumée de l’encens, puis commença à en jouer, tout doucement en chantant :« Sois son cheval docile !Sois bon pour Corine !Sois généreux !Fais que Corine soit prête à aider les gensDeviens son messager ![…] »Quand Corine reçut le tambour des mains d’Enkhe, elle se sentit très émue. Pendant un moment, elle le toucha, le caressa, regardant à l’intérieur et testant le son du bout de ses doigts. Avec émotion, elle dit que c’était comme sa baguette magique et qu’elle espérait êtrecapable de voyager avec.
Le 6 septembre 2002, le 29ème jour du calendrier lunaire, Enkhe décida que Corine était prête à essayer ses nouveaux accessoires et organisa une cérémonie pour elle. Cette cérémonie est celle où l’apprenti chamane appelle ses esprits de façon autonome, avec son propre tambour. A cette occasion il confirme qu’il accepte de devenir chamane, d’appeler les esprits, de demander leur aide et de se placer sous leur protection. Pour le public, même si l’initiation continue après, ce rituel est l’examen de passage, jugé par tous et par le chamane maître, qui confirme le néophyte en chamane autonome, qui fait du yavgan böö, le « chamane à pied » (qui joue de la guimbarde), un mor’tej böö, « un chamane à cheval » (qui possède un tambour). Dans la soirée, avant le rituel, Corine commence à paniquer. Elle compare son stress au trac qu’elle pouvait avoir sur scène quand elle jouait du piano en concert. Elle se demande comment elle va entrer en « transe » si c’est elle-même qui joue du tambour. Elle se souvient de la guimbarde qu’elle finie toujours par laisser tomber et se demande si elle va pouvoir continuer à jouer du tambour quand elle sera en « transe ». Comment va-t-elle s’arrêter ? Comment va-t elle savoir quand c’est terminé ? Elle est effrayée, a des doutes et part s’asseoir au bord du lac jusqu’à la tombée de la nuit.
Quand les premières étoiles apparaissent dans le ciel, il est temps pour elle de vêtir son nouveau costume, ses bottes et sa coiffe. Le tambour est passé trois fois au-dessus du foyer dans la fumée d’encens, par le fils aîné d’Enkhe qui a été désigné pour être son assistant. Enkhe passe une branche de genévrier incandescente trois fois autour des jambes de Corine et celle-ci commence à jouer du tambour. Pratiquement aveugle, avec sa coiffe à franges, elle tourne sur elle-même, en jouant de son gros tambour qui la cache presque entièrement. Son assistant la tient par le dos pour éviter qu’elle ne tombe sur le feu ou sur l’autel. Dans son dos aussi, Enkhe lui murmure des prières à l’oreille et parfois guide sa main sur le tambour pour qu’elle tape bien au centre. Après seulement dix minutes, Corine commence à accélérer, tapant de plus en plus fort, tournant de plus en plus vite, reniflant l’air autour d’elle, entre ses franges. Puis, elle se met à hurler comme un loup. Elle saute sur ses deux pieds, balançant le tambour d’un côté à l’autre. La tête dans son tambour, elle tape de plus en fort, trouvant son rythme, sa cadence. A un moment, elle se rapproche du public, composé de la famille d’Enkhe et de quelques voisins, et se met à renifler les gens. Arrivée devant le frère d’Enkhe, elle le renifle avec insistante et lui lance le battoir à la tête. Elle retrousse ses babines et grogne comme si elle voulait le mordre. Sa main libre se crispe comme si elle était devenue une griffe. Son assistant la retient de toutes ses forces. Le battoir lui est rendu et elle continue à battre du tambour en poussant de temps en temps des hurlements de loup. Le rituel dure quarante minutes. Puis, elle se laisse tomber et lâche le tambour. Sa coiffe est remplacé par un foulard, ses bottes par ses chaussures habituelles et on lui enlève son costume. Elle continue à pousser de petits cris et à renifler autour d’elle. Elle essaye de mordre la main de son assistant qui la tient par l’épaule pour lui enlever ses bottes. Les offrandes et du thé sont offerts à l’assistance. (J’ai en fait été désignée par Enkhe pour être son assistante officielle mais comme je filmais, son fils m’a remplacée.)
Corine assisse par terre, continue à bouger ses mains en rythme. Puis, elle commence à se tirer la peau du visage comme pour enlever un masque imaginaire, comme pour retrouver son vrai visage. Pendant qu’elle se tire sur le nez et sur les joues, je l’entend dire :« vas-t-en ! » d’un ton autoritaire. Avec ses deux mains, elle se frotte aussi sur le devant de son manteau, comme pour nettoyer, balayer quelques poussières imaginaires. Enkhe vient s’asseoir devant elle et joue de la guimbarde. Corine suit le rythme avec ses mains battant l’air devant elle, puis d’un coup son regard redevient clair et droit. Elle regarde tout autour d’elle, comme si elle venait de se réveiller. On lui donne un bol de thé et une cigarette et voyant qu’Enkhe et moi, assises devant elle, la regardons, inquiètes, elle nous fait un sourire et tout le monde se met à rire de bon cœur. Chacun commente le rituel avec humour et tendresse pour cette nouvelle chamane qui vient de faire ses preuves. La vodka et les offrandes sont partagées entre tous et Enkhe dit que Corine est de loin sa meilleure élève.Plus tard, Corine me raconta ce qu’elle avait vu et ressentit. Cette fois-ci, elle n’avait pas eu peur quand à nouveau le jeune homme souriant la conduisit à la porte, elle la franchit en toute confiance et se retrouva nez à nez avec un loup qui la regardait. Elle continua à avancer et sentit quelque chose de mauvais passer devant elle. Elle souffla et « la chose » passa son chemin. Puis, elle vit une biche, un cheval et un hibou. Puis, elle se sentit partir en volant et Enkhe se trouvait à ses côtés. Elles volèrent vers une montagne qui se transforma en triangle. Corine entra seule dans le triangle et sentit la présence d’un vieux monsieur. Elle savait que ce vieux monsieur était le maître de la montagne. L’année précédente, elle avait marché en haut d’une montagne surplombant le camp d’Enkhe et, arrivée au sommet, elle avait senti la présence de ce vieux monsieur. Elle pense que c’est la même « énergie » qu’elle a rencontré dans le triangle/montagne et que ce vieux monsieur est là pour la protéger.Deux jours plus tard, un second rituel fut organisé, pour qu’Enkhe et Corine chamanisent ensemble. Après ce dernier rituel, Enkhe décida que Corine pouvait maintenant rentrer chez elle et revenir plus tard pour la suite de l’initiation.
Retour à Paris
Corine rentra à Paris avec son costume et son tambour et dut organiser son premier rituel qu’elle considérait comme ses « devoirs de vacances » donnés par son professeur chamane. Corine invita quelques amis dans un local qu’on lui avait prêté. Nous fîmes un feu pour pouvoir chauffer et tendre la peau du tambour et faire brûler de l’encens en branche, dont Enkhe nous avait donné un sac plein. L’autel fut installé entre deux poutres de la salle, et nos amis parisiens jouèrent le jeu en apportant offrandes et bouteilles de vodka. Tout le monde s’assit en rond face à l’autel et Corine fit un petit discours pour remercier ses amis d’être venus la soutenir dans cette expérience. Elle rappela à tous qu’elle était là par amour, son amour perdu qui l’avait emmené dans sa quête spirituelle, et remercia ses amis d’être là, ce soir, par amour pour elle. Le rituel dura environ quarante minutes, pendant lesquelles Corine sauta, renifla, grogna, hurla comme le loup. J’étais cette fois-ci l’assistante, désignée et formée par Enkhe. Le rituel se déroula de la même manière que les deux fois précédentes en Mongolie et les offrandes furent partagées entre tous.Régulièrement, des rituels similaires ont été organisés à Paris et dans les environs. A chaque nouvelle séance, Corine affirme qu’elle progresse dans sa maîtrise des visions et physiquement, avec son gros tambour, elle devient plus stable sur ses pieds. Ces rituels sont plutôt à considérer comme des exercices dans lesquels Corine s’entraîne à entrer en communication avec, comme elle dit «on-sait-pas-quoi, des énergies peut être!» et à voyager. Voyager ? Mais où ça ? Dans son propre esprit, dit-elle. Elle est dans une quête personnelle dans laquelle elle vit des expériences mais n’est pas (pas encore ?) dans le don de soi pour sa communauté, c’est-à-dire qu’elle ne retransmet aucun message des entités spirituelles ni ne soigne de patients. Elle n’est pas non plus devenue une icône New Age ou un gourou chamanique. Elle a repris ses activités de musicienne et d’écrivain, a refait sa vie et attend prochainement de repartir en Mongolie poursuivre son initiation.
Néo-chamanisme versus chamanisme
Cette histoire peu banale n’est pas pour autant un cas unique. D’autres occidentaux dans d’autres contrées (Pérou, Tuva…) suivent des initiations auprès de chamanes locaux. Connaître leurs histoires et le déroulement de leur initiation permettrait de mieux appréhender le néo-chamanisme occidental. Phénomène de mode ou de société plus profond, le chamanisme fait des apparitions répétées dans les magasines, sur les grands écrans, à la télévision, etc. Il suffit de taper « chamane » sur un moteur de recherches sur Internet pour réaliser qu’il y a de nombreux « chamanes » exerçant en France, organisant des stages et proposant leurs services de psychothérapeute. Mais qu’est ce que le chamanisme pour les uns et pour les autres ?
Roberte Hamayon met l’accent sur le fait que les néo-chamanistes réduisent le chamanisme à un ensemble de techniques, pouvant faire accéder n’importe quel individu à une expérience d’état altéré de conscience (Hamayon, 2003). Toute l’attention est en effet portée sur une aptitude universelle à une expérience de « transe », ce qui met au second plan la réalité ethnographique et le système de représentation des sociétés qui utilisent le chamanisme.
Piers Vitebski dit aussi que ce néo-chamanisme occidental, se compose essentiellement de deux aspects: l’aspect psychothérapeutique pour améliorer le soi (« Perfecting the Self ») et l’aspect écologique pour sauver la planète (« Save the Planet ») (Vitebsky, 2003 :287).
Dans le cas de Corine, on note une démarche psychothérapeutique, guérir de sa dépression, mais aussi spirituelle, car elle pense au départ que contacter les esprits dans l’autre monde, lui permettra de retrouver la personne décédée. Telles étaient alors ses attentes: retrouver un équilibre psychologique qui d’après elle devait passer par sa communication avec un esprit. Elle a vu cette personne dans les visions qu’elle a eu au Pérou sous l’emprise de l’ayawasca, mais pas dans ses voyages chamaniques en Mongolie. Comme disait Corine, cette personne n’était pas derrière la porte ! Par contre ce qu’elle a vu derrière la porte est tout à fait conforme au chamanisme mongol tel que le pratique Enkhe. Le loup, le cheval, la biche, le hibou et le vieillard de la montagne sont des figures appartenant au système de représentations chamaniques propre à la culture mongole. De plus, lors de ses « transes » le comportement de Corine correspond aux attentes que peuvent avoir les Mongols en matière de « comportement chamanique » : tremblements, sauts, cris d’animaux, reniflements, etc. Par contre, elle n’a pas intégré dans sa pratique ni la transmission de messages, ni la divination, ni la guérison. Elle est bien dans le développement personnel et n’a pas adhéré aux croyances qui sous tendent le système chamanique mongol. Elle est dans l’action, en concentrant sa pratique sur les moments de « transe », mais elle n’est pas dans la conceptualisation d’un système de représentations qui lui permettrait d’avoir un système de références. Au fil de ses expériences et de son initiation avec Enkhe, elle va probablement (le temps nous le dira) construire un système de représentations qui lui sera propre, en adaptant divers éléments multiculturels.
Ce premier cas d’étude qui demandera plusieurs années d’observation n’est que le commencement d’une série qui pourra nous en apprendre plus sur la transmission interculturelle des savoirs et des pratiques chamaniques et, en général, sur les mouvements néo-chamaniques en occident. De nouveaux cas d’occidentaux voulant s’initier au chamanisme se développent en Mongolie et pourraient constituer un nouveau champs d’études.
L’appel des vastes steppes et la fascination qu’exerce la figure du chamane pousseraient-ils à une nouvelle sorte de voyage ? Un double voyage, à la découverte de l’autre et du soi ?10 Ma collaboration avec Corine se poursuit et nous devons bientôt repartir en Mongolie retrouver la chamane Enkhe.
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Conférence « Voyages, migrations, errances » de l’Université de Bordeaux (juin 2005, Première) ; « Regards Comparés Mongols » au Musée de l’Homme, Paris (octobre 2005) ; Worldfilm Festival on Visual Culture, Estonie (mars 2006) ; EHESS projection du Réseaux SFAV (mars 2006) ; Colloque en Mongolie « Chamanisme et Nomadisme (juin 2006) ; Moscow International film Festival (septembre 2006), Festival International de films documentaires de Belgrade (Serbie, novembre 2006), Semaine Ethnologie et Cinéma à la MSH de Grenoble (février 2007), Royal Anthropological Institute Film Festival (RAI) à l’université de Manchester (juin 2007) …17